Le blog de l’étude

Cette rubrique est destinée à informer notre clientèle ou nos contacts, d'évolutions législatives ou jurisprudentielles significatives et de questions concrètes d'ordre professionnel, patrimonial ou personnel, qui peuvent être résolues grâce à l'intervention d'un notaire, afin de contribuer à une meilleure utilisation du droit et de la fiscalité, qui doivent être perçus comme des outils au service d'un objectif et non comme une source de contraintes ou d'économies à travers la fiscalité.

Rechercher

Changement de forme juridique d'une société et abus de droit

Publie le Vendredi 13/05/2016

Cet article présente à travers un cas de jurisprudence, une optimisation fiscale qui avait amené les intéressés à modifier la nature juridique d'une entreprise (de société anonyme en société en nom collectif), ce qui avait eu pour conséquence de faire remonter les bénéfices réalisés par la SNC vers sa mère soumise à l'impôt sur les sociétés, afin de permettre l'imputation de ses déficits. La jurisprudence admet une telle modification tout en validant les avantages fiscaux sous réserve qu'aucun abus de droit ne soit caractérisé. Le premier apport de cet article sera donc de présenter la notion d'abus de droit et son champ d'application en droit fiscal. Le second apport permettra de délimiter l'optimisation fiscale de l'abus de droit car si la première est validée par l'administration fiscale, le second ne l'est pas.

 

En septembre 1997, le groupe Casino a acheté 100% du capital d'une société holding. Cette dernière est une société mère d'un groupe d'enseignes commerciales fiscalement intégrées comprenant notamment les sociétés exploitant les magasins exploités sous les enseignes Franprix et Leader Price. La Holding a été intégrée au groupe Casino sous la dénomination Asinco. Les filiales d'Asinco non intégrées ont été réorganisées puis apportées à deux sous-holging, Franprix Holding et Leader Price Holding, créées le 30 juin 1998 détenues chacune à 70% par la société Asinco et à 30% par une autre filiale de la société Asinco, la Société Sibel.

 

Une autre filiale de la société Asinco, la société SA Distribution Leader Price qui était chargée de l'approvisionnement des produits discount des magasins Franprix et Leader Price est devenue (lors de la réorganisation) le 30 juin 1998 une société en nom collectif.

 

L'avantage de cette modification de nature juridique de la société Distribution Leader Price de société anonyme vers une société en nom collectif était de relever du régime d'imposition de l'article 8 du Code Général des Impôts pour faire remonter l'imposition des résultats de la SNC directement dans ceux de la SA par le jeu de la translucidité fiscale.

 

Le 30 juin 1999, la SNC Distribution Leader Price a été apportée à la holding Asinco avec une prise d'effet différé : à compter du 1er janvier 1999.

 

La transformation en société de personnes puis l'apport des titres de manière différée avec effet rétroactif, s'expliquent par le fait que la hoding Asinco disposait de déficits reportables constitués au cours des exercices 1995 et 1997. Or la société Distribution Leader Price avait réalisé un important bénéfice pendant le second semestre 1998 dont 17 millions d'euros correspondait à la quote-part revenant à la holding (à concurrence de sa quote part de capital social). La transformation de la filiale en SNC a permis à la holding d'imputer la totalité de ses déficits reportables sur la quote-part de bénéfice provenant de la filiale. Aucun impôt n'était alors dû car le régime de la translucidité a pour conséquence fiscale de déterminer le résultat au niveau de la société mais de l'imposer entre les mains de ses associés, dont la société Asinco.

 

A l'issue de cette réorganisation, l'administration fiscale française a opéré une vérification de comptabilité sur les exercices clos en 1998 et 1999. Elle a remis en cause la répartition du résultat réalisé par la SNC Distribution Leader Price. Selon l'administration, la transformation d'une société anonyme en société en nom collectif constitue une opération poursuivant un but exclusivement fiscal qui consiste à opérer une compensation entre les résultats de la SNC et les déficits de la holding  Asinco. L'administration a, conformément à l'application de l'article L 64 du Livre des Procédures Fiscales, considéré que la transformation de SA en SNC ne lui était pas opposable car constitutive d'un abus de droit.

 

La holding Asinco a saisi les juges du fond en vue de demander l'annulation de la décision de l'administration fiscale et la décharge des cotisations supplémentaires d'impôt sur les sociétés afin de faire annuler la décision de l'administration fiscale.

 

Les juges du fond ont confirmé la décision de l'administration fiscale. En effet, ils ont admis que la transformation de société était constitutive d'un abus de droit car l'affaire en cause entrait bien dans le champ d'application de l'article L 64 du LPF c'est-à-dire que "ne peuvent être opposées à l'administration des impôts, les actes qui dissimulent la portée véritable d'un contrat ou d'une convention à l'aide de clause (…) qui déguisent soit une réalisation, soit un transfert de bénéfice ou de revenus". En d'autres termes, les juges du fond ont considéré que la transformation de la SA en SNC avait pour objectif de transférer les bénéfices d'une filiale à sa holding et que par conséquent ces actes n'étaient pas opposables à l'administration.

 

Antérieurement à cette décision, la jurisprudence du Conseil d’Etat avait été amenée à se poser la question de savoir si la transformation de la forme d’une société entrait, ou non, dans le champ d'application de l'article L 64 LPF. L'arrêt Société Janfin (CE 27-9-2006 n°2600050) avait refusé de répondre positivement à cette question. A contrario, le Conseil d'Etat répond positivement dans la décision Bouthillon (CE 31-7-2009 n°290971 : bic-XVII-785). Ainsi, il reconnait l'applicabilité de l'article L 64 en présence d'une transformation de la forme juridique d'une société.

  

Le Conseil d'Etat s'est prononcé dans son arrêt du 15 février 2016, n°374071, sur la qualification d'abus de droit en présence d'une transformation de société anonyme en société en nom collectif dans l'objectif exclusif de bénéficier de l'article 8 du Code Général des Impôts. Ainsi, le Conseil d'Etat a contrôlé la qualification juridique des faits sur la notion de l'abus de droit.

 

Il rappelle ce qu'il faut entendre par abus de droit. Il précise qu'il s'agit d'un acte ayant un caractère fictif ou que la recherche escomptée par l'acte est l'obtention d'un résultat distinct de celui recherché à l'origine par le rédacteur de l'acte.

 

Ainsi, deux types de situation sont visées :

 

- l'abus de droit par fictivité de la situation ;

 

- et l'abus de droit par fraude à la loi (interprétation frauduleuse des textes).

  

En l'espèce, c'est la seconde situation qui était caractérisée, c'est-à-dire l'abus de droit par fraude à la loi. Afin de le caractériser correctement, il faut démontrer la présence d'une part d'un critère objectif, qui se traduit par la recherche d'un bénéfice ou d'une application détournée des textes, et d'autre part, d'un critère subjectif, qui se caractérise par la recherche exclusive d'avantage fiscal. Ces deux éléments constituent un abus de droit par fraude à la loi. Il se distingue de l’abus de droit par fictivité où la preuve de la fictivité suffit à le caractériser.

 

Le 15 février dernier, le Conseil d'Etat affirme qu'il ne faut pas confondre l'abus de droit et l'optimisation fiscale. En effet, l'arrêt précise qu'il n'y a abus de droit qu'en présence d'une série d'actes cohérents et convergents passés en vue de créer une situation juridique artificielle aux seuls fins d'entrer dans les prévisions d'une disposition fiscale favorable, telle que l'article 8 du CGI. A contrario, la simple optimisation fiscale se caractérise par la simple recherche d'un avantage fiscal, par application littérale des textes. 

 

Le Conseil d'Etat fait donc une analyse concrète et précise des buts poursuivis par les sociétés pour retenir l'abus de droit. Une telle étude permet à la haute juridiction de contrôler l'appréciation portée par les juges du fond, à partir de faits qu'ils ont souverainement interprété, sur l'existence d'un abus de droit (Décision Tomasina CE 10-7-2007, n°2945637).

 

Cet arrêt nous rappelle la décision RMC France rendue par la Cour de cassation le 10 décembre 1996 en matière de droits d’enregistrement. Dans cette affaire, une SARL dont les parts sociales étaient réparties entre quatre associés décida simultanément de transformer la SARL en SA et d'augmenter son capital. La transformation préalable à l'augmentation de capital permit une économie d'impôt car les droits d'enregistrement sont moins importants en présence d'une cession d'actions que de parts sociales. Après l'augmentation de capital, la SA conserva sa nouvelle forme juridique ainsi aucune fictivité de l'opération ne pouvait être caractérisée. La Cour de cassation jugea que la transformation de SARL en SA était régulière et effective car elle entrainait des effets multiples excluant le but exclusivement fiscal.

 

 

 

En conclusion, il faut préciser que tant dans l’arrêt RMC que dans l’arrêt SNC Distribution Leader Price, l’élément objectif, constitutif de la fraude à la loi n’était pas rempli. En effet, aucun texte du CGI n’avait été détourné.

 

Néanmoins, les deux arrêts se distinguent sur le plan de l’élément subjectif :

- dans l’arrêt RMC la stratégie mise en œuvre avait des effets multiples (absence de caractérisation de l’élément subjectif) ;

- dans l’arrêt  SNC Distribution Leader Price, la stratégie mise en place était caractérisée par un but exclusivement fiscal (l’élément subjectif est caractérisé).

 

Force est de constater que dans l’arrêt SNC Distribution Leader Price, l’abus de droit par fraude à la loi n’est pas caractérisé car quand bien même l’élément subjectif est présent, il manque l’élément objectif.

 

 

 

Voir également nos actualités : 

 

Intégration fiscale et intégration sauvage


La Cour de Justice de l'Union Européenne délimite la frontière entre la fraude et l'optimisation fiscales


Avis du Comité de l'abus de droit fiscal dans le cadre de la création d'une SNC Luxembourgeoise permettant l'exemption de toute imposition de revenus en France

Actualités - Changement de forme juridique d'une société et abus de droit